Des émissions télé aux magazines dédiés, en passant par les fictions fashion édulcorées du type « Le diable s’habille en Prada », la mode est toujours habillée et exhibée dans son plus bel apparat. Si bien que personne ne s’intéresse vraiment à l’envers du décor. Là où le glamour une fois décousue, laisse apparaître une réalité crue, troublante. Bien au-delà du « classique » problème d’anorexie qui sévit dans l’univers des mannequins. Dossier…
Jolie, mince, teint d’ébène ciré, 1,78 m, Prisca (nom d’emprunt), 26 ans, est mannequin depuis 8 ans. Dans le milieu, elle s’est cousue et porte avec beaucoup d’élégance la réputation d’être « très professionnelle ». D’ailleurs, comme pour le prouver, elle est pile à l’heure au rendez-vous que nous avons, à Cap Sud Abidjan-Marcory. Sous la condition non négociable de ne « causer que sous anonymat », elle commence par raconter un Casting qui l’a « vraiment marquée, avec un nom bien connu dans le milieu ». Le ton est impersonnel, sans aucune trace d’émotion. Comme si ce qu’elle avait vécu, était tout à fait « normal ».
« Le gars avait un grand défilé hors du pays et devait y aller avec des mannequins d’ici, une dizaine je crois. Donc, je me suis rendue au casting pour tenter ma chance. Dans le bureau du casting, il était avec un assistant et les deux recevaient les mannequins un par un. A mon tour, lorsque son assistant a fini de prendre mes mensurations, le gars me demande de me déshabiller. Je m’exécute naturellement. On est habitué à ça, avec les défilés. Mais lorsque je me retrouve en slip, il se plaint de ce que j’aie porté un slip « bâche » au lieu d’un string. Je lui réponds que c’est parce qu’on n’est pas à un défilé à proprement dit, sinon, je sais que c’est ce qui va le mieux. Ensuite, il me demande de tourner sur moi-même lentement, puis de marcher, aller et venir … de façon sexy, quoi! Après trois ou quatre aller-retour, il s’approche de moi et, sous le prétexte de me montrer comment je devais me tenir pour réussir certaines poses, il se met à me tripoter les seins, pendant un bon moment. Puis, il me dit que mes seins sont bien fermes que ça me plaçait en favorite sur certaines créations qui vont mieux aux filles qui ont de belles poitrines et tout. Et dans la foulée, il me demande si je suis vierge. Ça m’a fait vraiment bizarre, mais j’ai répondu « non’ ‘. Et là, il dit : « Ah, okay, tu connais garçon, c’est cool ! Donc, on peut gérer alors… A ma grande surprise, il prend ma main et la porte à sa braguette, sur son sexe en érection. Et après, il me demande… de le sucer ! J’étais dépassée, gênée, mais pas vraiment choquée, en tout cas. Dans le milieu, on connaît bien le « contexte » et chacun le gère en fonction de ses convictions personnelles. C’est plutôt la présence de son assistant qui était la grosse difficulté. Mais, franchement, j’étais prête à tout pour aller à ce défilé qui était mon tout premier hors de la Côte d’Ivoire. Il me fallait vraiment ce voyage et j’ai essayé de ‘’gérer’’ ça… » Elle nous laissera deviner la suite …
Mais, c’est peu dire que ce témoignage est une lame qui vient déchiqueter le conte de fées que les magazines féminins ou de mode servent : avec des Star des T surbookées qui enchaînent défilé sur défilé, rien qu’à la sueur de leur seul talent (?). En effet, lors des castings, dans les coulisses des défilés, entre les stylistes et leur équipe, les mannequins sont traités comme tout. Sauf comme des Stars. Mais pour Rachelle. G*, 23 ans, qui arpente les T depuis 5 ans, le plus dur, c’est quand on commence très jeune, à 14-15 ans. « Là, on est une proie très facile pour les hommes. Organisateurs, stylistes, photographes, directeurs de castings, chorégraphes, journalistes … En fait, tous ceux qui interviennent d’une manière ou d’une autre dans la mode, vont tout mettre en œuvre… Soit pour coucher avec toi, soit pour te « brancher » à un de leurs potes. Et, avec ce sentiment que ta carrière dépend d’eux, c’est vraiment difficile d’y échapper, quoi ! » Lisez entre les lignes.
« Ah, okay, tu connais garçon, c’est cool!”
En Côte d’Ivoire, ils seraient environ 700 mannequins, filles et garçons, anonymes et connus, à exercer ce métier qui permet de se faire « de gros sous en faisant simplement le beau dans les créations des stylistes», dit-on. Mais c’est là un cliché bien loin de la réalité. Et pour cause, les contrats négociés la plupart du temps « à l’amiable » ou, souvent même fixés d’avance et de façon unilatérale par les organisateurs des défilés, vont de 10.000 FCFA à 50.000 FCFA, voire légèrement un peu plus. Idem pour les shooting-photos. Ici, ceux qui « marchent » peuvent décrocher deux à quatre ‘’contrats’’ de défilé dans le mois, à l’extérieur. Mais, même avec ça, le Graal, c’est de « prester » pour plusieurs stylistes à la fois au cours d’un même défilé. Encore qu’ici aussi, cela dépend de l’envergure du show et l’organisation qui le porte !
Ainsi, derrière les spotlights et les « créations de génie » qui les téléportent au firmament de Stars, la réalité des mannequins (sous nos cieux, en tout cas), est délavée. Assez, en tout cas pour les pousser dans les bras de pratiques qui affichent de plus en plus l’étoffe du « normal » dans le milieu: le harcèlement sexuel direct, le proxénétisme pur et simple et la prostitution plus ou moins déguisée. Et souvent avec des complicités inavouables… et parfois même le mépris ! Car, un autre fait dont sont victimes ces fille, c’est que tout le monde se moque totalement de leur état d’esprit ! En tout cas, il n’intéresse personne, comme en témoigne cette scène à laquelle nous avons assistée au FESPACO 2009, à Ouagadougou, au Burkina Faso: ce jour-là, en prélude au défilé de mode prévu pour la soirée, des mannequins regroupés à la salle des fêtes sont en pleine répétition de la chorégraphie. Au beau milieu de la séance qui dure depuis de longues heures, une des filles, prise d’un malaise, informe le maître-chorégraphe de ce qu’elle ne peut plus continuer. L’homme, sur une pirouette colérique, lui rétorque qu’il n’est pas là pour gérer les humeurs ! Et qu’elle n’est pas mieux que ses copines qui sont encore là et qui tiennent le coup! La fille, visiblement mal en point, persiste et décide, la mort dans l’âme, de regagner sa chambre à l’hôtel situé à une centaine de mètres de là.
Sur un ton désinvolte et plein de morgue, le maître-chorégraphe lui intime l’ordre de rester. Ou, dans le cas contraire, elle serait purement et simplement rayée de sa liste pour le défilé du soir. Visiblement incapable de poursuivre les exercices, la jeune fille accepte, malgré elle, le principe. Et quitte le groupe presque titubante pour l’hôtel. A peine est-elle descendue du podium que le maître-chorégraphe la remplace aussitôt par une autre. Il faut le comprendre : quoiqu’il arrive, the show must go on !
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« Elle est debout, nue, à part son string qui cache à peine son pubis».
Mélanie. S * qui a travaillé pendant 3 ans en intermittence comme « chef de cabine », elle, se souvient des coulisses d’une séance d’essayage : « La fille est debout, pratiquement nue, à part son string qui cache à peine son pubis. Là, elle est entourée du styliste, de ses assistants qui, sous prétexte de lui faire essayer ou porter le modèle qu’elle va présenter, lui tâtent les fesses, les seins, les cuisses, le ventre… Et ils ne se gênent pas pour dire des phrases du genre : » tes fesses sont trop grosses » ou « tes seins sont trop flasques »… Et tout ça, à haute voix, comme si la fille n’était pas là, quoi ! »
Carine. 0*, la trentaine passée (dont 12 dans le mannequinat), avec quelques kilos en trop et visiblement en fin de carrière, se souvient avec une pointe de malaise, d’un casting qui, selon elle, l’a « véritablement plongée dans les réalités du milieu ». Un casting avec « des gars bien connus du milieu » qui ne s’étaient pas gênés pour demander aux filles nues, avec seulement des bouts de strings, de défiler devant eux en prenant des poses « très sexy ». Si au début, elle était un peu réticente, fort gênée à l’idée du spectacle que les fameuses postures dites « très sexy » en string pouvaient livrer de son intimité, Carine avoue que, par la suite, en voyant ses camarades y aller sans retenue aucune, elle s’est vite résolue à se jeter à… l’œuvre. Pour montrer, démontrer et donner le meilleur d’elle-même !
Et ainsi, Carine s’était lancée dans des poses qui, elle le devinait aisément, livraient systématiquement ses parties fines aux regards des « casteurs » en question qui ne se cachaient pas pour se délecter du spectacle. « Parce qu’en réalité, je crois que c’est ce qu’ils voulaient voir, puisqu’ils avaient exigé qu’on vienne dans de « vrais » strings. Et pour moi, c’était le premier grand défilé depuis presqu’un an que j’étais dans le milieu, alors … »Et ç’a marché ! Tout naturellement. Certes, tous les castings du milieu ne se déroulent pas de cette manière. Et les garçons également font face à ces pratiques. Mais la banalisation du corps et du sexe féminins, elle par contre, semble être le « baptême de feu », voire la « norme » à laquelle aucune fille n’échappe.
En 2009, au grand casting organisé par Isabelle Anoh pour son show annuel de mode (Tendance party devenu Afrik Fashion Show), des filles qui n’avaient pas les 18 ans exigés sont arrivées, accompagnées de leur mère. Sous signature de la clause de « l’autorisation parentale » mentionnée sur les fiches d’inscription, ces jeunes mordues de mannequinat ont pu s’inscrire, en toute légalité. « Ces parents n’ont aucune idée de ce qu’ils font », s’est contentée de lâcher Amy D* 23 ans, entrée elle aussi dans le milieu à 15 ans sous » autorisation parentale ». Mais elle ne veut pas « en dire plus ». Malgré la garantie de l’anonymat que nous lui donnons. Bien entendu, comme Amy, la plupart de ces mannequins ne parleront pas. D’ailleurs, l’Omerta qui ‘’gouverne’’ ces pratiques est telle qu’une de nos interlocutrices (mannequin), après avoir expliqué avec force détails comment, à 16 ans, elle fut piégée, abusée, déflorée, puis « convertie » en petite amie, et ce malgré elle, par un nom connu du milieu, nous a rappelé le lendemain. Pour exiger bien plus que l’anonymat promis : un black-out total sur son témoignage. Elle nous supplie presque ! « Ce sont des choses qui arrivent, et notre milieu n’est pas plus pourri qu’un autre. C’est le passé et je ne veux plus revenir là-dessus », a-t-elle expliqué et coupé.
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Au cœur d’un milieu qui brasse de gros sous, où les nuits s’étirent bien au-delà du raisonnable et où les frontières entre travail et vie privée sont plus que jamais floues, les mannequins ont visiblement de gros problèmes de repères solides. Ne sachant même plus vraiment la limite entre le « professionnellement correct » et ce qu’elles doivent dénoncer. Elles craignent, en brisant l’Omerta, de se voir « fermées » par les professionnels du milieu, voire même de briser à jamais leur rêve et carrière. De fait, les mannequins-filles qui peuvent parler ouvertement sont celles qui se retirent du circuit. Encore qu’à visages découverts, ce n’est pas sûr qu’elles avouent les abus qu’elles ont dû subir. Mais, que ce soit avec les couturiers, les photographes, les bookers ou les mannequins eux-mêmes, les réactions se résument en quelques mots: «Personne ne dit que ce milieu est moral. Mais chacun y vient avec son éducation.» Mais qu’à cela ne tienne. Ici, être mannequin est une chose. Être « dans le circuit » en est une autre, totalement différente, un système pervers installé et fonctionnant comme une Mafia. Si bien que c’est presque toujours les mêmes mannequins et les mêmes stylistes que l’on retrouve aux différents défilés dans les pays et capitales du continent. Sans oublier la loi du piston qui, ici, a pignon sur… podium.
Les « soirées privées », la seule valeur sûre
Être à tous les défilés, n’est pas pour autant une garantie pour s’offrir des fins de mois arrondis et paisibles. En fait, les cachets se « négocient », soit à la tête du mannequin, soit au bon vouloir du créateur. Sans oublier les « périodes plates » où il n’y a aucun défilé à se mettre sous les escarpins. Résultat, il n’est pas rare qu’au sortir des défilés, on propose aux filles des » soirées privées ». Souvent, avec la complicité des stylistes, des chorégraphes et autres animateurs du milieu… qui, en ‘’off’’ des shows, n’hésitent pas à porter la veste de… proxénètes. En se démenant pour « brancher » les filles aux personnalités de tout poil. Mais dans tous les cas, c’est de bonne guerre. Puisqu’au finish, tout le monde gagne dans le « business ». « Surtout lorsque l’affaire a été concluante », précise une de nos interlocutrices. Et ainsi, d’Abidjan à Ouagadougou, en passant par Lomé, Accra, Cotonou, Douala, Niamey, Dakar…, les mannequins obligés de suivre la migration des « Fashion shows » ou « Fashion week », enrichissent leur carnet d’adresses en relationnel VIP. Des garanties pour décrocher, après les défilés, des « soirées privées ». La seule « valeur » sûre qui leur permet de mettre un peu de mayonnaise dans l’épinard de leur métier. Pour s’offrir le train de vie dont elles rêvent toutes : étrenner une voiture ou s’offrir des réalisations, généralement des magasins de mode. Ou même encore, pour certaines plus chanceuses (?), de quitter le milieu pour un job stable et bien mieux payé. Avec la cerise sur le gâteau… un mariage. Mais tout ça, à quel prix ? That is the question!
Par Ameday KWACEE